Les prophéties de la Sibylle

         3e prédiction

 

         J’étais au bord d’un abîme sans fond. Jamais je n’avais vu telle noirceur. D’où pouvait-elle venir ? Existait-il donc de tels gouffres sous nos pas ? Le ciel, au-dessus de nos têtes, nous le voyons à chaque instant. Il est rassurant, protecteur, sauf lorsque la foudre s’abat. Nous connaissons ses humeurs et les messages qu’à travers lui le Très-Haut nous envoie. Mais pourquoi, sous mes pieds, s’ouvrait comme un immense puits sans fond ? Il semblait qu’aucune lumière ne puisse l’éclairer. En vain, une étoile brillante tomba du ciel et au bout d’un très bref instant, elle disparut comme happée par toute cette noirceur. Où était Idraël, où était l’ange de la Terre, où était notre protecteur ? L’obscurité montait des profondeurs et se répandait sur la Terre. Je reculai précipitamment mais rien ne pourrait me sauver de cette nuée obscure. Alors, je compris : une armée allait surgir portée par ces ténèbres sans nom, une armée qui allait poursuivre le genre humain, le torturer, le massacrer. L’armée envoyée par le Dieu vengeur pour punir les hommes de s’être écartés de son chemin. Je me jetai à terre avec un cri. Le châtiment ne pouvait être si redoutable !

« Idraël, où es-tu ? Protège-nous ! Protège les hommes, protège la France ! »

Alors, du gouffre, surgit une nuée de créatures mortelles qui vrombirent autour de moi.

« Les sauterelles ! »

Car je les avais reconnues. Les sauterelles annoncées par l’Apocalypse. Or ces insectes étaient semblables à des chevaux préparés pour le combat. Elles avaient sur la tête des couronnes qui paraissaient d’or, et leurs visages étaient comme des visages d’hommes ; elles avaient des cheveux semblables aux cheveux des femmes, et leurs dents étaient comme celles des lions ; elles avaient des cuirasses de fer, et le mouvement de leurs ailes faisait un bruit de chariots à plusieurs chevaux qui courent au combat. Leurs queues étaient identiques à celles des scorpions ; elles y avaient des aiguillons. Leur pouvoir fut de nuire aux hommes durant cinq mois.

 

Une trompette sonna et je vis leur roi, l’ange de l’abîme, appelé, en hébreu, Abaddon, et en grec, Apollyon, c’est-à-dire, l’exterminateur.

Il me lança d’une voix affreuse qui résonnait comme les cris des damnés de l’enfer :

« Sibylle, Idraël ne viendra pas. C’est moi que le Tout-Puissant a envoyé pour guérir cette planète de ses maux. À l’aide de mes légions, je nettoierai ce pays autrefois prospère, pieux et aujourd’hui idolâtre et corrompu, de la vermine qui le ronge. Ils tomberont tous, chacun son tour, les misérables, les parjures, les massacreurs de roi, les égorgeurs du peuple ; ils tomberont tous ceux qui ne sont pas parvenus à stopper la grande honte, par lâcheté, par cupidité ou simplement par indifférence. Tous seront précipités dans la géhenne, tous seront mes sujets et ils vivront le châtiment éternel. »

Je m’écriai en larmes :

« Ne fais pas cela, aie pitié ! Il existe parmi tous ceux-là des hommes bons et respectueux de la parole de Dieu. Ne tue pas ceux-là, ne les précipite pas dans l’abîme ! »

Mais déjà, entouré de sa funeste armée, il s’était envolé pour répandre sur la Terre massacre et infamie. Je me réveillai en pleurant.

« Seigneur, pardonne-moi, pardonne-nous tous ! »

 

Pour Marie-Adélaïde, la découverte de Paris fut un véritable choc. Les petites médiocrités, les jalousies, les rancœurs qu’elle avait connues à Alençon n’avaient guère marqué son âme d’enfant, trop pure pour les comprendre. Au couvent, elle avait eu un premier contact avec le mal qui peut naître parfois dans les pensées ou les actions humaines. Mais il restait au moins à l’échelle de sa compréhension. À Paris, ce fut comme si un déluge de noirceur l’accablait d’un coup. Lorsqu’elle rejoignit la boutique de son beau-père, une fièvre la prit et elle resta quinze jours au lit, entre la vie et la mort. Dès qu’elle reprenait conscience, d’immondes visions l’atteignaient :

« Mon mari n’est pas là ce soir, viens me rejoindre.

— Ton mari n’est qu’un butor, il finira par nous découvrir et ce sera la fin.

— Ne t’inquiète pas, j’ai de quoi abréger ses jours. La vieille de la rue des Lingères m’a donné une potion. Je lui en donnerai un peu tous les jours pour que sa santé se dégrade et que personne ne s’étonne d’une mort soudaine. »

Et elle assistait à la lente agonie du paisible bourgeois.

« J’attends un enfant, c’est la servante qui me l’a dit. Si mon père l’apprend, il me conduira au couvent et nous ne nous reverrons plus jamais.

— Je connais quelqu’un qui peut régler ce problème. Je vais te donner l’adresse, vas-y de ma part, tiens, voilà un louis pour la payer… »

Et elle vivait la mort affreuse de la jeune fille au ventre déchirée par les soins de l’avorteuse.

« Le comte a osé dire du mal de moi à la Cour. À cause de lui, j’ai perdu une partie de mon crédit et je risque de me faire suspendre ma pension.

— Il se rend tous les soirs chez sa maîtresse. Je connais quelques spadassins. Postons-les sur son passage. »

Et elle voyait le comte, transpercé de multiples coups de poignard, le corps mutilé, traîné dans les ruisseaux bourbeux des rues de Paris.

De telles visions la hantaient sans cesse et le travail dans la modeste boutique de son beau-père ne parvenait pas à lui faire oublier ces cauchemars.

« Je dois rester là, se disait-elle. Cette ville est le paradis pour qui veut s’enrichir ! Ces gens sont tous plus mauvais les uns que les autres ! »

De fait, elle avait fini par mépriser ceux dont elle apercevait le destin. Elle aurait voulu précipiter leur chute, les détruire plus sûrement mais, coincée dans son atelier de couture, elle ne pouvait pas faire grand-chose.

C’est alors qu’elle eut enfin une vision la concernant. Son beau-père, un homme maussade, la regardait d’une manière un peu trop insistante depuis qu’elle commençait à devenir femme et, sans avoir besoin de son pouvoir, elle savait très bien quel sort l’attendait si elle restait ici. D’un autre côté, une fille jeune et désargentée comme elle n’avait pas trop le choix dans les carrières que Paris pouvait lui proposer. Dans le meilleur des cas, elle se retrouverait dans un atelier encore plus sordide, mal payée et maltraitée par une contremaîtresse acariâtre. Mais, plus probablement, elle finirait comme quelques-unes de ces amies dont elle avait par avance deviné le sort funeste : obligées de se donner pour quelques sous à des hommes, battues, brutalisées, mal nourries. La prostitution, voilà le sort qui attendait la plupart. Mais cela ne lui arriverait pas. Elle le savait.

Elle patienta jusqu’à ce que le jour arrive. Ce matin-là, elle se leva, rangea ses quelques effets dans un panier et sortit discrètement de la boutique tandis que son beau-père dormait encore, embrumé par le vin ingurgité la veille.

Dans le quartier du Marais vivait la citoyenne Louise Françoise Gilbert, connue comme tireuse de cartes, et un nommé Flammermont, garçon boulanger, son amant et aussi son aide, garde du corps, majordome et homme à tout faire. Elle se présenta à la boutique.

La femme habillée comme une bohémienne la reçut d’assez mauvaise grâce : encore une petite sans argent qui ne lui donnerait que de ridicules piécettes pour connaître son avenir dérisoire.

— Que veux-tu ma fille ? Je te préviens, je n’ai pas beaucoup de temps pour toi.

Marie-Adélaïde avait déjà vécu cette scène en pensée, elle s’assit sur un tabouret alors qu’on ne l’y invitait pas et dit simplement :

— Je ne suis pas venue pour que vous me lisiez l’avenir, madame. Je suis venue pour apprendre votre métier.

La Gilbert et Flammermont éclatèrent de rire :

— Voyez-vous cela ! La pucelle qui veut devenir voyante !

— C’est vraiment trop drôle et j’en rirais si seulement j’avais le temps. Mets cette péronnelle dehors. Apprendre à lire l’avenir ! Trouve-toi un autre métier !

Mais Marie-Adélaïde ne renonça pas et, alors que Flammermont s’avançait pour lui prendre le bras, elle s’exclama :

— Vous vous trompez, madame, je ne suis pas venue là pour apprendre à lire l’avenir. En fait, cela, je sais déjà le faire. Seulement, pour pratiquer le métier, il faut des connaissances, des ruses, une présentation : les cartes, le marc de café je n’en sais rien. Car si je dis tout de bon leur avenir aux gens, personne ne me croira. Apprenez-le-moi et vous ne le regretterez pas !

La Gilbert se gaussait en se tapant sur les cuisses.

— Alors comme ça, tu lis l’avenir ? Je n’ai jamais rien entendu d’aussi ridicule. Et, madame la Sibylle, peux-tu me dire quel est le premier client qui va franchir cette porte ce matin ?

La jeune fille ne se démonta pas :

— Bien sûr. C’est un notaire. Il vient vous voir car il hésite à capter un héritage. Une de ses clientes vient de périr et elle a si bien caché son testament qu’il n’a pas été retrouvé. Il en a rédigé un en sa faveur, un faux, bien sûr. Mais ce qu’il ne sait pas, c’est qu’un des cousins de la femme qui habite Pau est en route pour Paris avec un exemplaire du vrai testament. S’il veut hériter, il devra faire dénoncer et faire arrêter le cousin, comme contre-révolutionnaire, royaliste ou agent anglais par exemple, et, ainsi, il récupérera le magot.

Flammermont la jetait déjà dehors, elle eut juste le temps de crier :

— Le cousin s’appelle Victorin, François Victorin, il se présentera ce soir à l’octroi de Vanves !

Quelques minutes passèrent avant qu’un homme d’une cinquantaine d’années, richement mais sévèrement vêtu, pénètre dans la boutique de la diseuse de bonne aventure et expose son cas.

Une heure plus tard, alors qu’il était sorti, Marie-Adélaïde retournait dans l’échoppe pour y retrouver une Gilbert et un Flammermont stupéfaits.

— Co… comment fais-tu cela ? bredouilla la femme.

La jeune fille s’assit à la même place qu’auparavant, savourant son triomphe :

— Je vous l’ai dit, je sais l’avenir, tout au moins une partie. J’espère que vous avez bien renseigné ce monsieur.

La tireuse de cartes reprit ses esprits :

— Oui, bien sûr, il est enchanté. Ainsi tu vois réellement l’avenir, mais alors que puis-je t’apprendre que tu ne saches déjà ?

Marie-Adélaïde expliqua avec patience :

— Je vous l’ai dit mais vous ne m’avez pas écoutée. Je dois apprendre à présenter mes prédictions aux clients. Pour cela, il faut que je me réfugie derrière une de ces pratiques abracadabrantes que vous affectionnez. Personne ne peut croire qu’un être humain soit capable tout simplement de voir l’avenir comme moi. Alors que vous, avec vos simagrées, tout ce décorum, vous pouvez leur raconter les pires absurdités et être crédible ! Tenez, le tarot, je suis sûre que c’est amusant et que même des gens cultivés vous croient.

La Gilbert contempla mélancoliquement ses cartes.

— Je sais bien que je n’ai aucun don et que les figures du tarot, aussi étranges soient-elles, ne veulent dire que ce que je veux bien, mais tu vois, j’avais presque fini par croire en mes prédictions. Enfin, soit, petite, tu m’es sympathique. Je t’apprendrai. Tu pourras même rencontrer des gens connus, des savants. Mais, un bon conseil, ne révèle jamais ton don à qui que ce soit. Ils ne comprendraient pas. Nous avons beau être à l’âge des Lumières et libérés de la tyrannie de l’Église et des monarques, il y en a toujours pour croire qu’il faut brûler les sorcières !

Marie-Adélaïde approuva :

— Bien, madame, je ferai attention.

— Ah ! une dernière chose : notre rencontre, tu l’avais prédite ?

Marie-Adélaïde sourit :

— Évidemment. Je savais même comment vous alliez m’appeler. La Sibylle, c’est un bien beau nom.

 

La Gilbert tint sa promesse. Elle lui apprit l’art du tarot. Elle lui présenta de nombreux savants et hommes de sciences, ainsi le docteur Gall de Londres et Court de Gébelin à Paris. Elle savait le latin et quelques humanités, aussi les francs-maçons, même s’ils ne pouvaient pas la recevoir dans leur temple, la fréquentèrent-ils car ils appréciaient cette jeune fille à l’esprit délié, curieuse de tout et qui semblait connaître les moindres arcanes de l’avenir. Enfin, elle ouvrit son propre cabinet au 5 de la rue de Tournon, au rez-de-chaussée de l’immeuble, au fond de la cour. Flammermont, impressionnant avec sa lignée noire, introduisit le premier client dans la boutique transformée en sanctuaire de la Sibylle, qui proposait une consultation à dix, quarante ou quatre-vingts sols.

 

La Sibylle De La Révolution
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